Un petit peu de lecture ca fait pas de mal !
Posted: 06 Oct 2004 15:22
Les révoltés du boulot
Jeunes abonnés au chômage, moins jeunes traités comme des salariés Kleenex, cadres stressés, la troupe des dissidents de l’entreprise ne cesse de grossir. Ils ne font pas la révolution. Pas même la grève. Ils sont simplement dé-mo-ti-vés. Certains sortent du système. D’autres traînent les pieds ou s’investissent ailleurs. Mais tous rejettent des boulots qui ne leur offrent plus de sens. Une enquête surprenante qui explique pourquoi, en France aujourd’hui, un livre intitulé «Bonjour paresse» arrive en tête des ventes
Il est 18 heures. Dans le jardin du pavillon de banlieue de son père, à Antony, Minh peut entendre le grondement des RER qui charrient leur lot quotidien de travailleurs en transit. Aujourd’hui, comme hier, Minh, 31 ans, n’ira pas au bureau. Cela fait un an que, faute de salaire mensuel, il a laissé tomber son appartement parisien pour revenir habiter chez son père. Celui-ci, qui a trimé toute sa vie comme ingénieur, ne comprend toujours pas. On pourrait prendre Minh pour un Tanguy attardé qui renâclerait à quitter le nid. Un fumiste. Pas du tout. Il y a peu encore, fraîchement diplômé de Sup de Co-Rouen, le jeune homme incarnait au bouton de manchette près le parfait jeune cadre dynamique. Le genre à lire «les Echos» le matin, le genre beau parleur, CV en béton, avec stage chez Arthur Andersen et tout le tintouin. Il avait été embauché chez LVMH. Un salaire confortable, des voyages. La classe. Puis la machine s’est enrayée. «A un moment, on comprend que le but du jeu c’est vendre du cognac et de maximiser les profits. Et niquer les autres pour avoir son avancement. Quel intérêt?» Alors, après quatre ans, il a démissionné. Ses supérieurs ont sorti le grand jeu pour le retenir. Rien n’y a fait. Avec ses économies – «je bossais tellement que je n’avais même plus le temps de dépenser!» –, il est parti en congé sabbatique, six mois, en Amérique latine. De retour en France, il se résigne à rechercher un job. Va pour le marketing puisque c’est sa spécialité. Son profil intéresse L’Oréal. Entretien d’embauche: «C’était un vendredi. On a terminé à 20 heures. Il y avait encore des cadres devant leur ordinateur. J’ai eu un flash. C’était le même blabla que LVMH sauf qu’il s’agissait de vendre des shampoings. J’ai dit stop.»
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Minh n’a rien d’un cas exceptionnel. Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à rejoindre la rébellion antiboulot. Une troupe de révoltés, le plus souvent passive, et qui ne cesse de grossir. S’y retrouvent la tribu des trentenaires rompus à la précarité et au déclassement (30% des salariés s’estiment, selon l’Insee, surdiplômés par rapport au poste qu’ils occupent), la cohorte des débutants qui n’arrivent pas à débuter, les abonnés à l’ANPE. Il y a aussi les HEC et les polytechniciens, ces élites chouchoutées qui se contrefichent des grandes entreprises et se précipitent vers l’associatif, le service public ou préfèrent filer à l’étranger. Un signe: la chaire «entrepreneuriat social» de l’Essec et le forum humanitaire de HEC n’ont jamais connu un tel succès.
«Nous constatons une mise à distance, un regard critique sur l’entreprise chez l’ensemble des jeunes», assure Pascale Levet, responsable du Lab’Ho, l’organisme d’études de la société d’intérim Adecco. Et les quadras ne sont pas en reste. Peut-être même sont-ils les plus désa-busés. Prenez Catherine, 40 ans, travaillant dans le milieu glamour et convoité de l’édition. En rupture de banc, elle a refusé un CDI et préfère multiplier CDD et missions en free-lance: «La carrière, la grande entreprise, très peu pour moi.» Dans le lot, il y a même des cadres sup écœurés d’être vendus avec les meubles à chaque fusion, surtout lorsqu’ils voient leurs patrons se faire la malle avec des golden parachutes et des retraites béton.
Faites un rapide sondage autour de vous. Les antiboulot sont partout, et ils n’ont jamais été aussi nombreux! Ils vous expliquent qu’ils s’ennuient au bureau. Se fichent royalement des plans de carrière et de leur CV. Prônent l’IVC, l’Interruption volontaire de Contrat: départ en congé sabbatique, formation pour une reconversion…
Signe des temps. Le best-seller de la rentrée s’appelle «Bonjour paresse», un pamphlet signé Corinne Maier, 40 ans, psychanalyste et cadre rebelle d’EDF (voir p. 20). Initialement tiré à 4000 exemplaires, le livre a déjà dépassé les 100000 en France et va sortir en Grande-Bretagne, en Espagne, aux Etats-Unis, en Corée, au Japon, etc. Du jamais-vu! La voilà aujourd’hui sacrée par la presse internationale comme une icône de la contre-culture, la Michael Moore des machines à café.
En exhortant les cadres à se servir de l’entreprise comme elle se sert d’eux, Corinne Maier a fait mouche. «Bonjour paresse» est devenu le manifeste des révoltés du boulot. Chacun, cadre ou non, salarié ou chômeur, s’y reconnaît et s’y retrouve, moins isolé qu’il n’aurait cru. «J’ai respiré en découvrant que Damien n’était pas le seul à fuir le monde du travail!», confesse cette mère d’un jeune Sup de Co. Bien sûr, on avait déjà eu le cultissime «Droit à la paresse», de Paul Lafargue, ou les «prisonniers du boulot», d’Henri Salvador, en passant par l’ineffable et suranné Gaston Lagaffe. Mais jamais la thématique antiboulot n’a été aussi tendance. Exit l’entreprise triomphante et paillettes des années 1980. Ringard le jeune cadre qui se défonce au bureau!
«L’Horreur économique», version Viviane Forrester, le harcèlement moral sont passés par là. Les scandales Enron, Vivendi aussi. Aujourd’hui, ce sont les livres anti-entreprise, les pamphlets altermondialistes – même les plus ardus – qui se vendent comme des petits pains. A Montpellier s’est même tenu en mai dernier un festival des films antiboulot! «C’est le pendant naturel de l’intensification de travail à laquelle sont soumis les salariés», explique Michel Gollac, chercheur au Centre d’Etudes de l’Emploi et coauteur d’une vaste enquête parue l’an passé sur le bonheur au travail.
On entend déjà les divas libéralo-libérales entonner le refrain bien connu: «Il faut remettre la France au travail. C’est la faute aux 35 heures!» Les Français seraient devenus flemmards! Paresseux! Pas si simple. Si Catherine la CDDiste refuse le moule, ce n’est pas pour se la couler douce: «Je gagne moins qu’avant et je travaille bien plus. Mais au moins je n’ai pas de hiérarchie absurde à respecter. L’entreprise érige l’inefficacité en règle de fonctionnement.» Son compagnon vient d’ailleurs à son tour de lui emboîter le pas, réalisant que «l’entreprise n’avait plus rien à lui apporter».
Phénomène de mode? Diabolisation de la méchante multinationale? Peut-être, mais Michel Gollac constate: «Dans les enquêtes européennes, la France est toujours mal placée pour les conditions de travail. Nos entreprises ont de gros problèmes d’organisation. Elles soumettent leurs salariés à des injonctions contradictoires, des demandes irréalistes particulièrement insupportables.» Nos grands managers voudraient rationaliser, mais nombre d’entre eux restent dans le fond vaguement allergiques aux préceptes et à la langue anglo-saxonne. La mondialisation avance pour le meilleur ou pour le pire, y compris chez nous, mais elle s’accommode mal avec certains de nos particularismes locaux. Notamment «une hiérarchie encore traditionaliste qui ne sait pas déléguer. Sans compter l’absence de développement personnel, de formation, d’évolution», explique Douglas Rosane, directeur en France du cabinet américain ISR (International Survey Research), qui établit des comparaisons internationales. Et Corinne Maier d’enfoncer le clou: «Depuis Louis XIV, rien n’a changé.»
Evidemment, la complainte des antiboulot peut apparaître comme paradoxale dans un pays où le taux de chômage est l’un des plus élevés d’Europe et la durée hebdomadaire du travail, la plus courte. Mais, en fait, là se trouve bien la racine du mal. «CDI ou pas CDI, on est tous en sursis. On sait qu’on peut être viré du jour au lendemain. Comment, dans ces conditions, voulez-vous vous épanouir dans votre boulot?», dit cette salariée désabusée. Comment s’investir dans une carrière quand débuter est devenu un parcours du combattant et durer, une gageure? Antijeunes, les entreprises sont également allergiques aux «vieux»: jetés comme des Kleenex dès 55 ans, c’est en France que les seniors travaillent le moins!
«Travaille dur et tu réussiras.» C’est ce que le patron paternaliste de l’entreprise familiale à l’ancienne promettait à ses salariés: une carrière à long terme, de l’avancement. A l’époque, c’était donnant-donnant. Plus maintenant. Le contrat social a explosé. Vous n’avez pas les bons diplômes, les bons réseaux? Dommage, il n’y a plus de place à la table des nantis: «L’ascenseur social n’existe plus. Si vous n’avez pas tous les atouts dans votre manche, vous n’avez aucune chance», raconte Patrick Lemattre, professeur à HEC et consultant.
Le cynisme brutal affiché par certains dirigeants, comme Patrick Le Lay, l’auteur de la désormais célèbre épître «TF1 vend du temps de cerveau disponible à Coca- Cola», n’arrange sans doute rien. Mais au moins sa définition du business a le mérite de la clarté. Le vocabulaire affectionné par les entreprises n’est pas plus délicat. «Réduction des centres de coût» (= licencier), «allocation ressource» (= où placer les salariés). Et certaines équations font franchement froid dans le dos: dans les devis des multinationales, on calcule en jour/homme les coûts de production, on troque l’ingénieur roumain contre l’informaticien indien, ou l’ouvrier tunisien contre le chinois. Bel humanisme!
Comment continuer à mettre du sien dans une entreprise qui vous nie en tant qu’individu? Sylvie Claudot, 33 ans, ex-chargée d’études dans une boîte de conseil à Lyon, raconte: «Je ne me sentais pas considérée comme une personne mais comme une ressource. On me faisait sentir que j’étais remplaçable du jour au lendemain.» Elle a démissionné pour devenir institutrice. Comme elle, de plus en plus de salariés ne supportent plus de trimer pour des entreprises qui s’enivrent de share holder value, la sacro-sainte plus-value pour l’actionnaire, se dopent aux mégafusions et s’enflamment pour de lointains fonds de pension.
Les rebelles du boulot fleurissent partout sur la planète – du moins dans les pays développés, qui peuvent s’offrir ce luxe (voir p. 26) –, mais nous sommes les quasi-recordmen mondiaux de la démotivation. Dans le classement réalisé par ISR, la France arrive, pour ce qui est de la satisfaction au travail, au huitième rang des dix pays les plus riches. La CFDT et la CGC-PME, qui auscultent régulièrement le moral des cadres, livrent depuis quelques années des chiffres franchement alarmants. Ainsi 87% des cadres, ceux qui par principe devraient être les plus impliqués, ne se sentent pas associés aux choix de leur entreprise, et 62% jugent faible ou inexistante la gestion de leur carrière.
Le torchon brûle entre employeurs et employés. D’autant qu’en France la méfiance envers l’entreprise est atavique. Selon un récent sondage de la Sofres, 62% des Américains pensent que la plupart des entreprises se comportent de façon éthique et responsable, contre seulement 38% de Français! Il y a bien eu le bref intermède de la bulle internet. Parenthèse enchantée pendant laquelle les jeunes entrepreneurs s’enflammaient pour le «Mai-68 de l’économie». L’entreprise des copains, sympa, humaniste, où démocratiquement chaque employé, du salarié au PDG, recevrait généreusement sa manne de stock-options! Plus dure a été la chute: les désillusionnés, rentrés depuis dans le bercail des grosses entreprises, ont du mal à avaler la pilule. Selon un baromètre mis sur pied par le syndicat CFE-CGC, 43% des cadres affirment accomplir des tâches contraires à leur éthique personnelle dans le cadre de leur travail.
Idéaliste, Jean, commercial à Chambéry, 31 ans, rêvait d’une entreprise égalitaire où les bénéfices seraient équitablement partagés. Il y a cru. Presque. Dans une petite société d’études qui voulait l’engager après sept mois de CDD. Le patron «lisait "Libé", se la jouait social». Un idéal vite terni. «Quand j’ai vu les écarts de salaires, complètement arbitraires, cela m’a fait péter les plombs. Ce qui comptait en fait, c’était l’intérêt du patron lui-même, c’est tout!» Alors il a refusé le fameux CDI. Dieu sait pourtant qu’il rêvait d’un boulot stable. Depuis la fin de son DESS, en 1999, Jean avait cumulé les CDD «où l’on vous colle dans un coin en poussant les cartons», et autant de périodes de chômage: «J’aurais bien aimé m’investir dans un projet à long terme, mais pas dans ces conditions…» Après six mois de chômage, il a enfin trouvé le Graal: un boulot de prof de BTS, où au moins «il se sent utile».
Ah! se sentir utile! Comme Jean, de plus en plus de pionniers décident de quitter des jobs apparemment enviables pour des boulots moins payés mais porteurs de sens. Ainsi à l’IUFM de Lyon, qui forme aux concours du professorat, on croule sous les candidatures. Il a fallu doubler les effectifs de classes, avec 170 places cette année, mais vu l’engouement les inscriptions étaient déjà closes au bout d’un mois! Sur les bancs des aspirants profs, on trouve des ingénieurs, des banquiers, des cadres commerciaux. Tous désabusés. Tous prêts à faire une croix sur primes et bonus pour enfin «servir à quelque chose». Aux côtés de cette minorité grandissante de rebelles, il y a aussi la grande majorité silencieuse des révoltés, celle qui continue à faire semblant.
Corinne Maier explique: «Tous mes amis qui font des "vrais" métiers – prof, avocat, peintre – sont heureux, même si parfois c’est la galère ils ne regrettent pas; ceux qui travaillent dans les grandes boîtes s’ennuient, n’y croient pas.» En fait, ils rêvent eux aussi de passer le cap. De faire leur révolution culturelle. Sandrine Bugegat, ex-conseillère au Crédit agricole, témoigne: «Je détestais mon métier, et j’ai mis du temps à penser à ma reconversion. Aujourd’hui, tous mes collègues m’envient. Parlent de devenir kiné, aide-éducateur.» Même Catherine, la précaire assumée, fait fantasmer ses amis salariés avec ses CDD! «Ma liberté les fait bisquer. Et finalement je ne me sens pas plus précaire qu’eux: mes collègues en poste stressent tous d’être dans le prochain plan de licenciement. Sans compter les quinquas licenciés: eux ne se caseront jamais parce que leur boîte les avait mis sur la touche depuis longtemps…»
Alors, en attendant, l’antiboulot, retranché dans son bureau, se met en pilote automatique. Pas question de s’investir affectivement dans l’entreprise. «A LVMH, on faisait des séminaires, on jouait au golf, cool, en polo, sans cravate. C’était juste histoire de te bourrer le crâne. Plus personne n’est dupe!», dit Minh. Idem pour Jean le Savoyard: «Se défoncer pour une grande entreprise, c’est trop con! Tu es sûr de te faire avoir!» Un discours que les chefs d’entreprise préfèrent ignorer (voir p. 28). «Pour provoquer un choc salutaire, leur faire comprendre ce qui se passe dans la tête de leurs salariés, je donne à lire aux patrons "Bonjour Paresse", explique Patrick Lemattre. Souvent en vain, car ils n’acceptent pas le débat. A leurs yeux, remettre en cause l’entreprise c’est être un mécréant!» Bon nombre de patrons préfèrent se gargariser de discours sur l’éthique, le développement durable, la quête de sens dans des rapports annuels dodus bourrés de tableaux. Les publicitaires et les cabinets de conseil se frottent les mains. Les salariés, eux, ne voient rien venir. Mais gare! Le jour où nous serons tous des antiboulot, qui fera donc tourner notre économie?
Arnaud Gonzague Doan Bui Véronique Radier
http://www.nouvelobs.com/articles/p2081/a249807.html
Jeunes abonnés au chômage, moins jeunes traités comme des salariés Kleenex, cadres stressés, la troupe des dissidents de l’entreprise ne cesse de grossir. Ils ne font pas la révolution. Pas même la grève. Ils sont simplement dé-mo-ti-vés. Certains sortent du système. D’autres traînent les pieds ou s’investissent ailleurs. Mais tous rejettent des boulots qui ne leur offrent plus de sens. Une enquête surprenante qui explique pourquoi, en France aujourd’hui, un livre intitulé «Bonjour paresse» arrive en tête des ventes
Il est 18 heures. Dans le jardin du pavillon de banlieue de son père, à Antony, Minh peut entendre le grondement des RER qui charrient leur lot quotidien de travailleurs en transit. Aujourd’hui, comme hier, Minh, 31 ans, n’ira pas au bureau. Cela fait un an que, faute de salaire mensuel, il a laissé tomber son appartement parisien pour revenir habiter chez son père. Celui-ci, qui a trimé toute sa vie comme ingénieur, ne comprend toujours pas. On pourrait prendre Minh pour un Tanguy attardé qui renâclerait à quitter le nid. Un fumiste. Pas du tout. Il y a peu encore, fraîchement diplômé de Sup de Co-Rouen, le jeune homme incarnait au bouton de manchette près le parfait jeune cadre dynamique. Le genre à lire «les Echos» le matin, le genre beau parleur, CV en béton, avec stage chez Arthur Andersen et tout le tintouin. Il avait été embauché chez LVMH. Un salaire confortable, des voyages. La classe. Puis la machine s’est enrayée. «A un moment, on comprend que le but du jeu c’est vendre du cognac et de maximiser les profits. Et niquer les autres pour avoir son avancement. Quel intérêt?» Alors, après quatre ans, il a démissionné. Ses supérieurs ont sorti le grand jeu pour le retenir. Rien n’y a fait. Avec ses économies – «je bossais tellement que je n’avais même plus le temps de dépenser!» –, il est parti en congé sabbatique, six mois, en Amérique latine. De retour en France, il se résigne à rechercher un job. Va pour le marketing puisque c’est sa spécialité. Son profil intéresse L’Oréal. Entretien d’embauche: «C’était un vendredi. On a terminé à 20 heures. Il y avait encore des cadres devant leur ordinateur. J’ai eu un flash. C’était le même blabla que LVMH sauf qu’il s’agissait de vendre des shampoings. J’ai dit stop.»
Publicité
Minh n’a rien d’un cas exceptionnel. Comme lui, ils sont de plus en plus nombreux à rejoindre la rébellion antiboulot. Une troupe de révoltés, le plus souvent passive, et qui ne cesse de grossir. S’y retrouvent la tribu des trentenaires rompus à la précarité et au déclassement (30% des salariés s’estiment, selon l’Insee, surdiplômés par rapport au poste qu’ils occupent), la cohorte des débutants qui n’arrivent pas à débuter, les abonnés à l’ANPE. Il y a aussi les HEC et les polytechniciens, ces élites chouchoutées qui se contrefichent des grandes entreprises et se précipitent vers l’associatif, le service public ou préfèrent filer à l’étranger. Un signe: la chaire «entrepreneuriat social» de l’Essec et le forum humanitaire de HEC n’ont jamais connu un tel succès.
«Nous constatons une mise à distance, un regard critique sur l’entreprise chez l’ensemble des jeunes», assure Pascale Levet, responsable du Lab’Ho, l’organisme d’études de la société d’intérim Adecco. Et les quadras ne sont pas en reste. Peut-être même sont-ils les plus désa-busés. Prenez Catherine, 40 ans, travaillant dans le milieu glamour et convoité de l’édition. En rupture de banc, elle a refusé un CDI et préfère multiplier CDD et missions en free-lance: «La carrière, la grande entreprise, très peu pour moi.» Dans le lot, il y a même des cadres sup écœurés d’être vendus avec les meubles à chaque fusion, surtout lorsqu’ils voient leurs patrons se faire la malle avec des golden parachutes et des retraites béton.
Faites un rapide sondage autour de vous. Les antiboulot sont partout, et ils n’ont jamais été aussi nombreux! Ils vous expliquent qu’ils s’ennuient au bureau. Se fichent royalement des plans de carrière et de leur CV. Prônent l’IVC, l’Interruption volontaire de Contrat: départ en congé sabbatique, formation pour une reconversion…
Signe des temps. Le best-seller de la rentrée s’appelle «Bonjour paresse», un pamphlet signé Corinne Maier, 40 ans, psychanalyste et cadre rebelle d’EDF (voir p. 20). Initialement tiré à 4000 exemplaires, le livre a déjà dépassé les 100000 en France et va sortir en Grande-Bretagne, en Espagne, aux Etats-Unis, en Corée, au Japon, etc. Du jamais-vu! La voilà aujourd’hui sacrée par la presse internationale comme une icône de la contre-culture, la Michael Moore des machines à café.
En exhortant les cadres à se servir de l’entreprise comme elle se sert d’eux, Corinne Maier a fait mouche. «Bonjour paresse» est devenu le manifeste des révoltés du boulot. Chacun, cadre ou non, salarié ou chômeur, s’y reconnaît et s’y retrouve, moins isolé qu’il n’aurait cru. «J’ai respiré en découvrant que Damien n’était pas le seul à fuir le monde du travail!», confesse cette mère d’un jeune Sup de Co. Bien sûr, on avait déjà eu le cultissime «Droit à la paresse», de Paul Lafargue, ou les «prisonniers du boulot», d’Henri Salvador, en passant par l’ineffable et suranné Gaston Lagaffe. Mais jamais la thématique antiboulot n’a été aussi tendance. Exit l’entreprise triomphante et paillettes des années 1980. Ringard le jeune cadre qui se défonce au bureau!
«L’Horreur économique», version Viviane Forrester, le harcèlement moral sont passés par là. Les scandales Enron, Vivendi aussi. Aujourd’hui, ce sont les livres anti-entreprise, les pamphlets altermondialistes – même les plus ardus – qui se vendent comme des petits pains. A Montpellier s’est même tenu en mai dernier un festival des films antiboulot! «C’est le pendant naturel de l’intensification de travail à laquelle sont soumis les salariés», explique Michel Gollac, chercheur au Centre d’Etudes de l’Emploi et coauteur d’une vaste enquête parue l’an passé sur le bonheur au travail.
On entend déjà les divas libéralo-libérales entonner le refrain bien connu: «Il faut remettre la France au travail. C’est la faute aux 35 heures!» Les Français seraient devenus flemmards! Paresseux! Pas si simple. Si Catherine la CDDiste refuse le moule, ce n’est pas pour se la couler douce: «Je gagne moins qu’avant et je travaille bien plus. Mais au moins je n’ai pas de hiérarchie absurde à respecter. L’entreprise érige l’inefficacité en règle de fonctionnement.» Son compagnon vient d’ailleurs à son tour de lui emboîter le pas, réalisant que «l’entreprise n’avait plus rien à lui apporter».
Phénomène de mode? Diabolisation de la méchante multinationale? Peut-être, mais Michel Gollac constate: «Dans les enquêtes européennes, la France est toujours mal placée pour les conditions de travail. Nos entreprises ont de gros problèmes d’organisation. Elles soumettent leurs salariés à des injonctions contradictoires, des demandes irréalistes particulièrement insupportables.» Nos grands managers voudraient rationaliser, mais nombre d’entre eux restent dans le fond vaguement allergiques aux préceptes et à la langue anglo-saxonne. La mondialisation avance pour le meilleur ou pour le pire, y compris chez nous, mais elle s’accommode mal avec certains de nos particularismes locaux. Notamment «une hiérarchie encore traditionaliste qui ne sait pas déléguer. Sans compter l’absence de développement personnel, de formation, d’évolution», explique Douglas Rosane, directeur en France du cabinet américain ISR (International Survey Research), qui établit des comparaisons internationales. Et Corinne Maier d’enfoncer le clou: «Depuis Louis XIV, rien n’a changé.»
Evidemment, la complainte des antiboulot peut apparaître comme paradoxale dans un pays où le taux de chômage est l’un des plus élevés d’Europe et la durée hebdomadaire du travail, la plus courte. Mais, en fait, là se trouve bien la racine du mal. «CDI ou pas CDI, on est tous en sursis. On sait qu’on peut être viré du jour au lendemain. Comment, dans ces conditions, voulez-vous vous épanouir dans votre boulot?», dit cette salariée désabusée. Comment s’investir dans une carrière quand débuter est devenu un parcours du combattant et durer, une gageure? Antijeunes, les entreprises sont également allergiques aux «vieux»: jetés comme des Kleenex dès 55 ans, c’est en France que les seniors travaillent le moins!
«Travaille dur et tu réussiras.» C’est ce que le patron paternaliste de l’entreprise familiale à l’ancienne promettait à ses salariés: une carrière à long terme, de l’avancement. A l’époque, c’était donnant-donnant. Plus maintenant. Le contrat social a explosé. Vous n’avez pas les bons diplômes, les bons réseaux? Dommage, il n’y a plus de place à la table des nantis: «L’ascenseur social n’existe plus. Si vous n’avez pas tous les atouts dans votre manche, vous n’avez aucune chance», raconte Patrick Lemattre, professeur à HEC et consultant.
Le cynisme brutal affiché par certains dirigeants, comme Patrick Le Lay, l’auteur de la désormais célèbre épître «TF1 vend du temps de cerveau disponible à Coca- Cola», n’arrange sans doute rien. Mais au moins sa définition du business a le mérite de la clarté. Le vocabulaire affectionné par les entreprises n’est pas plus délicat. «Réduction des centres de coût» (= licencier), «allocation ressource» (= où placer les salariés). Et certaines équations font franchement froid dans le dos: dans les devis des multinationales, on calcule en jour/homme les coûts de production, on troque l’ingénieur roumain contre l’informaticien indien, ou l’ouvrier tunisien contre le chinois. Bel humanisme!
Comment continuer à mettre du sien dans une entreprise qui vous nie en tant qu’individu? Sylvie Claudot, 33 ans, ex-chargée d’études dans une boîte de conseil à Lyon, raconte: «Je ne me sentais pas considérée comme une personne mais comme une ressource. On me faisait sentir que j’étais remplaçable du jour au lendemain.» Elle a démissionné pour devenir institutrice. Comme elle, de plus en plus de salariés ne supportent plus de trimer pour des entreprises qui s’enivrent de share holder value, la sacro-sainte plus-value pour l’actionnaire, se dopent aux mégafusions et s’enflamment pour de lointains fonds de pension.
Les rebelles du boulot fleurissent partout sur la planète – du moins dans les pays développés, qui peuvent s’offrir ce luxe (voir p. 26) –, mais nous sommes les quasi-recordmen mondiaux de la démotivation. Dans le classement réalisé par ISR, la France arrive, pour ce qui est de la satisfaction au travail, au huitième rang des dix pays les plus riches. La CFDT et la CGC-PME, qui auscultent régulièrement le moral des cadres, livrent depuis quelques années des chiffres franchement alarmants. Ainsi 87% des cadres, ceux qui par principe devraient être les plus impliqués, ne se sentent pas associés aux choix de leur entreprise, et 62% jugent faible ou inexistante la gestion de leur carrière.
Le torchon brûle entre employeurs et employés. D’autant qu’en France la méfiance envers l’entreprise est atavique. Selon un récent sondage de la Sofres, 62% des Américains pensent que la plupart des entreprises se comportent de façon éthique et responsable, contre seulement 38% de Français! Il y a bien eu le bref intermède de la bulle internet. Parenthèse enchantée pendant laquelle les jeunes entrepreneurs s’enflammaient pour le «Mai-68 de l’économie». L’entreprise des copains, sympa, humaniste, où démocratiquement chaque employé, du salarié au PDG, recevrait généreusement sa manne de stock-options! Plus dure a été la chute: les désillusionnés, rentrés depuis dans le bercail des grosses entreprises, ont du mal à avaler la pilule. Selon un baromètre mis sur pied par le syndicat CFE-CGC, 43% des cadres affirment accomplir des tâches contraires à leur éthique personnelle dans le cadre de leur travail.
Idéaliste, Jean, commercial à Chambéry, 31 ans, rêvait d’une entreprise égalitaire où les bénéfices seraient équitablement partagés. Il y a cru. Presque. Dans une petite société d’études qui voulait l’engager après sept mois de CDD. Le patron «lisait "Libé", se la jouait social». Un idéal vite terni. «Quand j’ai vu les écarts de salaires, complètement arbitraires, cela m’a fait péter les plombs. Ce qui comptait en fait, c’était l’intérêt du patron lui-même, c’est tout!» Alors il a refusé le fameux CDI. Dieu sait pourtant qu’il rêvait d’un boulot stable. Depuis la fin de son DESS, en 1999, Jean avait cumulé les CDD «où l’on vous colle dans un coin en poussant les cartons», et autant de périodes de chômage: «J’aurais bien aimé m’investir dans un projet à long terme, mais pas dans ces conditions…» Après six mois de chômage, il a enfin trouvé le Graal: un boulot de prof de BTS, où au moins «il se sent utile».
Ah! se sentir utile! Comme Jean, de plus en plus de pionniers décident de quitter des jobs apparemment enviables pour des boulots moins payés mais porteurs de sens. Ainsi à l’IUFM de Lyon, qui forme aux concours du professorat, on croule sous les candidatures. Il a fallu doubler les effectifs de classes, avec 170 places cette année, mais vu l’engouement les inscriptions étaient déjà closes au bout d’un mois! Sur les bancs des aspirants profs, on trouve des ingénieurs, des banquiers, des cadres commerciaux. Tous désabusés. Tous prêts à faire une croix sur primes et bonus pour enfin «servir à quelque chose». Aux côtés de cette minorité grandissante de rebelles, il y a aussi la grande majorité silencieuse des révoltés, celle qui continue à faire semblant.
Corinne Maier explique: «Tous mes amis qui font des "vrais" métiers – prof, avocat, peintre – sont heureux, même si parfois c’est la galère ils ne regrettent pas; ceux qui travaillent dans les grandes boîtes s’ennuient, n’y croient pas.» En fait, ils rêvent eux aussi de passer le cap. De faire leur révolution culturelle. Sandrine Bugegat, ex-conseillère au Crédit agricole, témoigne: «Je détestais mon métier, et j’ai mis du temps à penser à ma reconversion. Aujourd’hui, tous mes collègues m’envient. Parlent de devenir kiné, aide-éducateur.» Même Catherine, la précaire assumée, fait fantasmer ses amis salariés avec ses CDD! «Ma liberté les fait bisquer. Et finalement je ne me sens pas plus précaire qu’eux: mes collègues en poste stressent tous d’être dans le prochain plan de licenciement. Sans compter les quinquas licenciés: eux ne se caseront jamais parce que leur boîte les avait mis sur la touche depuis longtemps…»
Alors, en attendant, l’antiboulot, retranché dans son bureau, se met en pilote automatique. Pas question de s’investir affectivement dans l’entreprise. «A LVMH, on faisait des séminaires, on jouait au golf, cool, en polo, sans cravate. C’était juste histoire de te bourrer le crâne. Plus personne n’est dupe!», dit Minh. Idem pour Jean le Savoyard: «Se défoncer pour une grande entreprise, c’est trop con! Tu es sûr de te faire avoir!» Un discours que les chefs d’entreprise préfèrent ignorer (voir p. 28). «Pour provoquer un choc salutaire, leur faire comprendre ce qui se passe dans la tête de leurs salariés, je donne à lire aux patrons "Bonjour Paresse", explique Patrick Lemattre. Souvent en vain, car ils n’acceptent pas le débat. A leurs yeux, remettre en cause l’entreprise c’est être un mécréant!» Bon nombre de patrons préfèrent se gargariser de discours sur l’éthique, le développement durable, la quête de sens dans des rapports annuels dodus bourrés de tableaux. Les publicitaires et les cabinets de conseil se frottent les mains. Les salariés, eux, ne voient rien venir. Mais gare! Le jour où nous serons tous des antiboulot, qui fera donc tourner notre économie?
Arnaud Gonzague Doan Bui Véronique Radier
http://www.nouvelobs.com/articles/p2081/a249807.html